Nabokov sur la folie et l'inspiration

Publié le 6 Mars 2015

Vladimir Nabokov, notamment connu du grand public pour son oeuvre jugée immorale Lolita, a enseigné la littérature européenne dans différentes universités américaines entre 1941 et 1958. A cette occasion, il donnait de nombreuses conférences qui furent, pour la plupart, réunies dans l'ouvrage Littératures, divisé en deux principaux essais : "Bons Lecteurs et Bons Ecrivains" et "L'Art de la Littérature et le Bon Sens".

Dans cette dernière partie, Nabokov propose, non sans une certaine ironie, sa propre conception de la littérature et du bon sens ainsi que de l'image de l'écrivain fou, mais inspiré. Nabokov reproche à l'humanité de s'être créée elle-même un monde rationnel et rassurant grâce à l'arithmétique, repoussant ainsi ce que les hommes nomment communément "magie" et que lui qualifie "d'inévitable indéterminisme". Il s'agit ici de démontrer que "l'écrivain créateur" n'est pas un fou tel que le perçoit le domaine médical :

Le bon sens va m'interrompre ici pour remarquer que pousser plus avant de telles chimères peut mener à la folie pure et simple. Mais cela n'est vrai que lorsque l'exagération morbide de telles imaginations n'est pas associée au travail calme et organisé d'un artiste créateur. Un fou répugne à se regarder dans un miroir parce que le visage qu'il y voit n'est pas le sien ; sa personnalité est décapitée; celle de l'artiste est accrue. La folie n'est qu'une maladie du bon sens, alors que le génie est le plein épanouissement de la santé de l'esprit. Et le criminologiste Lombroso, en essayant de trouver des affinités entre l'un et l'autre, s'est fourré dans une totale impasse, faute de prendre conscience des différences anatomiques, entre obsession et inspiration, entre une chauve-souris et un oiseau, une brindille morte et un insecte ressemblant à une brindille. Les fous ne sont fous que parce qu'ils ont profondément et imprudemment démantelé un monde familier, mais n'ont pas le pouvoir - ou ont perdu le pouvoir - d'en créer un nouveau aussi harmonieux que l'ancien. L'artiste, lui, désassemble ce qu'il choisit de désassembler, et ce faisant, a conscience du fait que quelque chose en lui a conscience du résultat final. Lorsqu'il examine son chef-d'oeuvre terminé, il sait que, malgré l'inconsciente opération mentale qui a accompagné le grand saut créateur, ce résultat final est l'achèvement d'un plan défini, qui était contenu dans le choc initial, comme on dit que le développement futur d'un être vivant est contenu dans les gènes de hérédité.

J'insiste notamment sur l'opposition que fait Nabokov entre l'obsession et l'inspiration. J'illustre par ailleurs cette image du fou et de l'artiste par le personnage de Balzac, le peintre Frenhofer, dans Le Chef-d'oeuvre inconnu. Si nous nous en tenons aux dires de Nabokov, ce dernier n'était pas fou, mais inspiré. Par ailleurs, un paragraphe plus loin, Nabokov expose sa théorie sur l'inspiration :

"La langue russe, qui est par ailleurs comparativement pauvre en termes abstraits, offre des termes différents pour deux types d'inspiration, vostorg et vdokhnovenie, que l'on pourrait rendre par "visitation" et "revisitation" ; la différence entre les deux est essentiellement de nature climatique, la première étant chaude et brève, la seconde fraîche et soutenue. Le type que nous avons évoqué jusqu'à présent est la pure flamme du vostorg, l'extase initiale, la "visitation", qui n'a pas d'objectif conscient en vue, mais qui est de la première importance en ce qu'elle fait la charnière entre l'écroulement du vieux monde et la construction du nouveau. Lorsque, le moment venu, l'écrivain s'attaque au véritable travail de composition, il s'appuie alors que le second et serein type d'inspiration, vdokhnovenie, le partenaire sûr qui aide à revisiter et à reconstruire le monde."

Nabokov divise le processus d'inspiration en deux parties : la destruction pure du monde qui entoure l'artiste (vostorg) et la reconstruction du nouveau (vdokhnovenie).

Manon Lévêque

Rédigé par Maladiesthetiques

Publié dans #Cours

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